Elliott Smith par Thierry Jourdain

Mais qui était Elliott Smith ? Disparu tragiquement en 2003 à l'âge de 34 ans, Smith reste au final un mystère. Son visage, toujours dissimulé par une casquette ou caché par un bonnet ne laissait pas entrevoir les immenses fragilités de sa personnalité.

Thierry Jourdain - Elliott Smith
De Smith, on connaissait ses disques. De 1994 à 2000, ce natif du Nebraska va trouver son bonheur à Portland et enregistrer cinq albums. Thierry Jourdain revient sur le parcours de ce garçon fragile doté d’une capacité de création hallucinante. Etoile filante des 90’s, Smith fit, comme les Guided By Voices, une adaptation américaine de la pop anglaise. Richement documentée et formidablement bien écrite, Elliott Smith : Can’t Make A Sound explique enfin le destin hors-norme de cet américain.

Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire un livre sur Elliott Smith ?

Discographie

A l’issue d’un premier ouvrage terminé et publié sur Bruce Springsteen, j’ai débuté, courant 2017, l’écriture d’un livre sur R.E.M. qui je le savais me demanderai plusieurs années, d’un point de vue émotionnel et surtout d’un point de vue investigations. J’ai alors commencé en parallèle à écrire sur d’autres artistes qui me tiennent à cœur, pour diverses raisons, pendant les breaks que je m’impose dans l’écriture de ce livre. Elliott Smith fut l’un de ces artistes sur lesquels j’ai eu envie d’écrire pendant l’une de ces pauses. Je pensais qu’il m’engagerait émotionnellement moins que certains autres parce que je l’ai découvert assez tardivement et qu’il a donc, moins, accompagné ma vie mais je me suis fais avoir à mon propre piège. Plus j’en apprenais sur lui et plus j’approfondissais son œuvre, plus j’avais l’impression qu’il faisait partie de moi et qu’il exprimait pour moi ce que je ressentais. Au même titre que celui sur la période 1977-1980 de Springsteen et celui en cours sur l’ensemble de l’existence de R.E.M. (1980 – 2011), l’écriture de ce livre sur Elliott Smith est devenu un besoin viscéral, me permettant de dire également des choses sur moi, à travers lui et à travers ses propres mots (voir « maux »). Quand j’étais en train d’en achever l’écriture, j’ai rencontré quelqu’un qui avait une belle façon de l’apprécier : « Elliott Smith, selon l’état dans lequel je me sens, il me donne envie de tomber amoureuse ou de me suicider ». Je lui avais demandé « Et là, dans quel état te sens-tu ? » et elle m’avait répondu « On verra ». Ses propos résument assez bien Elliott Smith : la lumière et l’obscurité. Et du coup, je n’ai pas eu besoin d’écrire « Say Yes » car Elliott Smith l’avait déjà écrite.

La couverture est raccord avec ta démarche. Pourquoi avoir opté pour un plan chronologique ?

Ce qui m’intéresse chez les artistes que j’admire et plus généralement les personnes que je rencontre, artistes ou non, c’est le processus de création ou si ce n’est pas de l’art à proprement parlé le « processus de construction de quelque chose ». J’ai voulu évoquer Elliott Smith à travers son œuvre, prolonger ce qu’il était à partir de son écriture et de ses compositions pour parler de ses évolutions et de ses choix, artistiques et personnels. L’aspect chronologique s’imposait ainsi de lui-même. Pour expliquer son œuvre, il fallait d’abord tracer les contours de son enfance, de sa famille, des différentes villes qu’il a, souvent, subis pour pouvoir ensuite parler de ses chansons. En ce qui concerne la couverture, nous avons réfléchis avec l’équipe des éditions Le Mot & Le Reste sur ce qui conviendrait le mieux à mon texte et effectivement,ce principe de bandeaux de 4 disques caractéristique de beaucoup des ouvrage qu’ils publient, était le plus cohérent. Ils m’ont demandé de choisir les 4 disques que je voulais et sans réfléchir ça a été Roman Candle, Either/Or (mon préféré), XO et Figure 8.

Pourquoi Either/Or est ton disque préféré ?

Il n’y a jamais aucun titre que j’ai envie de passer pour aller sur un suivant qui me plairait plus. Musicalement, Either/Or est à mi-chemin entre la lo-fi sombre de ses deux premiers albums et du son de studio très produit des deux qui suivront et d’un point de vue des textes, il poursuit sur ses préoccupations habituelles, qui sont aussi les miennes : d’un côté les relations humaines et amoureuses et de l’autre la solitude et la mort. Et puis c’est aussi sur cet album que figurent mes deux titres préférés d’Elliott Smith : Between The Bars et Say Yes. Les deux me bouleversent au plus haut point, chacune pour des raisons différentes. Quand il écrit Say Yes, il vient de se faire quitter par quelqu’un dont il était éperdument amoureux et qui a bouleversé sa vie à tout jamais. Tout ce qu’il veut à ce moment-là, c’est la faire revenir et qu’ils se remettent ensemble mais ça n’arrivera pas. Il culpabilise alors d’avoir tout raté et l’exprime à travers cette chanson. Il y évoque le fait que parfois tout peut changer en bien ou en mal en un rien de temps, grâce ou à cause d’une seule et simple personne. Cet album est pour moi son premier chef-d’œuvre.

Elliott Smith – Either/Or

On en apprend un peu plus sur la personnalité fortement complexe de Smith. A partir de quand rentre-t-il en dépression ? Alterne-t-il les phases dépressives et les phases non dépressives ?

C’est assez compliqué de définir réellement à partir de quand Elliott Smith rentre en dépression et si c’était véritablement de la « dépression ». Je parlerai, en fait, plutôt d’un mal être et ce mal être il l’a toujours eu en lui. Intrinsèquement les personnes à fleur de peau et qui développent une émotivité exacerbée ne peuvent que présenter des caractéristiques de la dépression quand on voit le monde dans lequel nous vivons. Elliott Smith, de ce que l’on a pu m’en dire mais également de ce que j’ai pu lire, était quelqu’un d’extrêmement drôle… mais par phase. Il a effectivement, à partir d’un certain moment, alterné des phases dépressives et des phases d’euphories, qui étaient probablement en lien avec certaines addictions et relations sentimentales. S’il faut parler d’un changement radical, il se déclenche à partir de la cérémonie des Oscars en 1998 où il devient célèbre malgré lui puis véritablement après la sortie de l’album Figure 8 en 2000.

A partir de quel âge tombe-t-il dans la drogue ?

Comme pour beaucoup de personnes fragiles, les problèmes viennent à partir du moment où les projecteurs se tournent sans prévenir et de manière excessive et disproportionnée sur eux. Ma démarche d’écriture n’est jamais dans une approche polémique ou en tout cas qui s’attarde sur ce genre d’éléments périphériques à l’œuvre de l’artiste. Comme j’ai pu le dire précédemment, tout bascule à partir des Oscars en 1998 et dégénère pendant la tournée suivant la sortie de Figure 8 en 2000. Je n’élude surtout pas les parts d’ombres d’Elliott SMith dans ce livre au contraire mais ce n’est jamais ça le sujet principal. Je ne veux jamais me concentrer sur les éléments racoleurs ou relevant du fait divers.

On s’aperçoit surtout qu’une bonne partie des acteurs de la scène rock indé US des années 90 est totalement ravagée par la drogue… Comment ses addictions influent, selon toi, sur son processus de création ?

Je ne suis en aucun cas un spécialiste des addictions, loin de moi l’idée d’avoir un discours ou une réflexion là-dessus. Je n’ai aucune idée sur comment les drogues ou l’alcool influent sur le processus de création, en bien ou en mal, et encore moins quelles influences elles pouvaient avoir sur Elliott Smith, si ce n’est le fait de le rendre paranoïaque les dernières moments de sa vie. Il y a des études médicales et sociologiques très sérieuses qui mettent en parallèle, justement, toxicomanie et processus créatif, partant du postulat qu’artiste et toxicomane sont tous deux victimes à leur façon d’une « défaillance d’être ». Une des conditions nécessaires au processus créatif serait un certain démantèlement identitaire avant de se retrouver réparer par la création. L’enjeu est alors par quelle voix d’accès on accède à cet ébranlement identitaire. L’addiction quelle qu’elle soit devient alors excitante et rassurante. Selon moi, dans la majeure partie des cas, elle n’aide en rien l’apparition d’un génie qui ne le serait pas déjà. Elle l’aide peut-être juste sur le moment à se croire suffisamment protégé et hors sol pour favoriser l’apparition de conditions propices à la création. Tout ce que je sais, factuellement, c’est qu’à l’époque où il était sous héroïne de manière très intense et sous médicament, Elliott Smith n’était pas capable de donner un seul bon concert, n’arrivant ni à jouer correctement à la guitare ses chansons, ni à s’en rappeler les paroles. Il n’a jamais eu besoin de la moindre drogue, douce ou dure, pour écrire ou composer. C’est véritablement le sentiment d’exclusion sociale, de solitude et de mal-être qui a déclenché en lui toutes ses addictions, que ce soit l’alcool, les drogues et les médicaments. Ce fut ensuite le principe du cercle vicieux où toutes ses addictions n’ont fait que tout empirer. Pour créer, il faut lâcher prise, prendre un certain recul avec ses problèmes mais sans pour autant en faire abstraction et laisser l’inconscient travailler… peut-être que c’est tout cela à la fois que recherchaient dans les substances auxquelles ils étaient addicts ces acteurs de la scène rock indé US des années 90 que tu évoques. Et encore, cela dépassait de bien loin la simple scène rock indé, notre génération se souvient également d’acteurs comme River Phoenix ou même plus récemment Heath Ledger et Philip Seymour Hoffman…

Smith est un héros underground… Qui se retrouve chez Dreamworks. Comment expliques-tu cette signature ? Un mauvais choix de Smith ou un type totalement laminé par une industrie musicale à son firmament économique ? Et quelles sont ses relations avec Dreamworks ? Et avec l’industrie du disque ?

Le livre met en lumière tous les hasards des rencontres et des événements qu’Elliott Smith n’a jamais véritablement choisi. Tout est toujours un peu venu à lui, les bonnes comme les mauvaises choses. Dreamwork a été, et non des moindres, une de ces choses. Etant ami de longue date avec Gus Van Sant, sans savoir que ce dernier était un réalisateur côté à Hollywood (!), Elliott Smith se voit proposé de participer à la bande Originale du film Good Will Hunting et de nombreuses chansons à lui se verront alors exposées au grand public. Un autre réalisateur, Sam Mendes, lui propose dans la foulée de participer à la bande originale de son film, American Beauty, produit par les studios DreamWorks. Dreamworks étant également un label musical propose aussitôt à Elliott Smith de le signer pour son prochain album. Il est toujours resté très prudent et lucide par rapport à tout ça. Dans le livre je le cite en 1998 : « Je n’ai jamais envoyé la moindre cassette à une maison de disques et ça ne change rien pour moi si mes disques sont maintenant distribués dans le monde entier : je continue de faire mes chansons, elles se fichent pas mal de savoir qui va les vendre. Ma seule satisfaction, c’est de ne plus devoir travailler sur des chantiers de construction » . Pour la première fois de sa carrière, la reconnaissance est enfin au rendez-vous, à la fois de la part de ses pairs musiciens et aussi de la part de nombreux fans aux Etats-Unis et tout particulièrement en Europe. Ce n’est pas un mauvais choix puisque c’était un choix qu’il avait besoin de faire à ce moment-là. Il a toujours voulu, obtenu et eu une liberté totale. Dès qu’il ne l’avait plus ou ne pouvait plus l’avoir, il partait.

Et où se rendait-il ?

Ailleurs, peu importe où. Il n’a eu de cesse de fuir géographiquement (Portland, Paris, Brooklyn, Los Angeles…) ses problèmes, comme s’ils n’allaient pas le suivre où il irait.

On découvre aussi qu’il a une relation particulière à la France. Comment t’en es-tu rendu compte ?

Je m’en suis rendu compte à vrai dire grâce à Yann Debiak et au collectif qu’il a créé le Colors Bars Experience. Yann, par passion, a eu l’ambition d’un projet fou : Redonner vie à son album préféré d’Elliott Smith, Figure 8. Avec ses amis, musiciens classiques, il convainc trois chanteurs que j’admire, dont deux avec lesquels je suis ami, Troy Von Balthazar, Ken Stringfellow et Jason Lytle, de participer au projet. Après ce qui ne semblait être qu’une création façon « one shot » pour le Printemps de Bourges en 2015 et une session live pour la cultissime et regrettée émission de radio Label Pop de Vincent Théval sur France Musique, l’aventure du « Color Bars Experience » a été prolongée d’une poignée de dates le temps d’une tournée mémorable en décembre 2015. C’est là, qu’en me documentant, j’ai découvert qu’il avait véritablement eu une relation privilégiée avec la France et j’ai voulu y consacrer un petit chapitre à la fin du livre.

Figure 8 est mon disque préféré de Smith. Il l’avait enregistré avec Rob Schnapf. Quelles étaient leurs relations ?

Avant Figure 8, Rob Schnapf avait déjà participé à la production de deux albums précédant d’Elliott Smith, Either/Or et XO. Ils avaient donc déjà eu le temps de se découvrir et d’avoir des habitudes de travail ensemble. Elliott Smith et lui s’étaient connus par le biais d’une amitié commune, l’illustre Beck, avec qui Rob Schnapf avait collaboré sur la production de Mellow Gold en 1994. Après plusieurs sessions de travail en studio, notamment en France, l’album met deux ans pour voir le jour. Tout va encore plutôt pour le mieux à ce moment-là. A nouveau, ce n’est qu’après la sortie de Figure 8 que cela dégénère : A la fin de l’année 2000, Elliott Smith prévoyait à la base de travailler à nouveau avec Rob Schnapf sur la production et le mixage de From the Basement of a Hill mais après une dispute violente, les sessions qu’ils commencent à peine ensembles sont abandonnées et celui-ci, rongés par toutes sortes d’addictions, comme nous avons déjà pu en parler, le rendant agressif et paranoïaque, renvoie purement et simplement son ami.

Quel gâchis… Et que fait-il après ça ?

Que fait-il après ça, pour le savoir, il faut lire le livre.

Elliott Smith : Can’t Make A Sound de Thierry Jourdain est disponible aux éditions Le Mot et Le Reste.
Thierry Jourdain - Elliott Smith

Pouet? Tsoin. Évidemment.

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